C’est une histoire flou. Une sombre histoire, celles d’inconnus qui marchent dans le gris. Leur monde est fumé, leurs verres sont embués. Ils sont en lignes, se suivent, se mêlent, remplissent le moindre espace blanc. Là où le vide n’existe plus, l’absence est erreur, le silence est mensonge. Là où la vraie vie – elle – est en ville. Des nuages chargés sont devenus les maîtres des lieux. C’est une histoire qui a commencé quand on avait le dos tourné. Hors du temps, quand les hommes sont devenus invisibles.
Le ciel est bas et les tours se perdent dans l’irrespirable. Des lignes, des boites, des antennes, des temples en plastique, des cages de béton. Et marche et cour le bétail humain. Rangés par couleur dans ce monde gris. Porteurs de masques alvéolés, de vaporisateurs, d’écrans portatifs batteries intégrés. Les pas sont lourds, incertains, maladroits, presque enfantins. Avalés par le brouillard constant – le Fog – ce monstre impalpable, massif, suspendu. Ici enrichie de particules en suspensions, d’ozone, de dioxyde d’azote, de dioxyde de soufre, de monoxyde de carbone… L’air irresponsable. Le voile est baissé. Il campe sur les errants, sur ceux qui acceptent, acquiescent et suivent le flot.
La brume rend tout mou et surréaliste. Les gens nagent dans la sueur, les immeubles flottent et les voitures continuent d’alimenter en masse cette buée céleste et poussiéreuse. Rien ne lui échappe, elle dévore tout sur son passage. On ne voit plus ses frères, on ne voit plus ses voisins, on ne voit même plus le danger arriver. Elle mange jusqu’à la peur. La seule chose qui lui résiste encore est le son. Tout devient plus fort, les klaxons, les cris, les impacts de pare-choc… C’est un tintamarre, un concert étourdissant, une fugue confuse. On ne voit pas plus loin que le bout de son nez mais on entend le moindre murmure qui explose à l’autre bout de la ville.
Du trop plein né le brouillard. La masse inexorable expire. Ils se sont appropriés jusqu’à l’air, ont vendu le ciel pour dominer la terre. Finis les belles nuits étoilées, les journées de grand soleil, la grisaille naturelle, l’air sain. C’est cher payé pour être gouvernés par des dieux qui s’en mettent plein les poches et suivre leur propagande au sable doré. Que restera-t-il du vide quand ils auront fini de remplir tous les trous ? Quand ils auront remplacé tout l’air de la terre par leurs gaz à effet de serre? Quand le libre arbitre sera quelque chose qu’on nous dicte ? Quand même nos jardins secrets seront avalés par le brouillard…
Fument, fument, les naseaux de Smog. De grands yeux avides contemplent les sujets aller et venir dans le crachin, des griffes enserrant leur destin. Des ailes de dragon obscurcissent le monde. Les ombres ne sont plus des projections. Les ombres sont ceux qui marchent et courent dans la purée grise. Même le temps ne suit plus son cours. Il s’allonge dans la bruine, se suspend avec elle et glisse mollement. Toujours vers l’avant mais en s’étirant de tout son long, il coule comme les montres de Dali. Les jours deviennent des mois, les mois deviennent des années et toujours il nous pousse au devant.
Je porte mon regard au loin pour chercher un horizon qui n’existe plus. Je marche à travers les brumes. Je respire leurs embruns et j’oublie. J’essaye d’oublier mais c’est le reste qui le fait. Je suis un absent de plus dans le monde nuage. Pas de phare dans ce brouillard. On s’y perd un point c’est tout. Et pourtant je cours, je cris, je sémaphore. Je m’agite. Je suis en nage. Tout m’avale. Je suis aspiré par la folie du trop plein. Ma tête bouillonne, je suis agoraphobe. Je me noie dans une vague d’humains, celle qui fonce droit dans le mur. Je brasse pourtant à contre-courant mais tout m’arrache. Je suis pétri en dedans comme en dehors, balancé de droite à gauche. C’est une valse tonitruante, qui détone mais qui endort, et qui remet dans le droit chemin les ahuris et les polymathes qui tentent de s’extirper du Fog.
Où va le monde, oui où va-t-il ? Ici plus personne ne pose la question.