Il avait envie de poser la question la plus posée au monde. Ça vint lui tarauder l’esprit pendant une fraction de seconde. Pourquoi ? Et surtout, pourquoi maintenant ? C’est arrivé un mardi, par hasard alors qu’il flânait ça et là, lors d’une balade et d’un détour impromptu. Les bâtiments changeaient à chaque pas qu’il faisait. On passait d’un ensemble vif orangé, à un colosse de pierre grisé, puis il y avait des blocs remplis d’incertitudes ternes, pour finir sur des pavillons ornés de briques identiques et ocres. Des bulles de poussière s’élevaient bien haut, quand ce mélange d’univers bigarrés, vint heurter son esprit nébuleux. Il n’avait pas seulement trouvé la question mais surtout éprouvé la réponse. À t-on assez de mots pour décrire toutes les sensations ? Certainement pas. Alors toute question faite de mots, ne trouve pas forcément de réponses dans ceux-ci. La question n’était pas là, la réponse non plus. Ce qu’il avait trouvé ressemblait à de l’espoir. Une sensation profonde, surprenante et inattendue.
Si nous sommes devenus des polytechniciens de la communication en diversifiant à outrance nos moyens d’échanger, de parler, de partager, n’avons nous pas perdu l’essentiel ? À force de s’être habitué à trier, à zapper, écoutons-nous toujours de la même façon ? Le mot «compréhension» a-t-il toujours du sens, son usage est-il encore d’actualité et à long terme, est-ce que l’empathie ne finira t-elle pas par disparaître ? Si dans la science fiction, les machines l’emportent par la violence, dans la réalité c’est par leur nécessité croissante pour échanger que nous nous perdrons.
C’est ainsi qu’avait commencé la fin. Quand un seul contre tous avait voulu faire tomber les barrières de la langue. Son idée était simple. S’il n’y avait plus de langues, les gens communiqueraient plus simplement, plus essentiellement, plus fondamentalement. Il n’était pas fou, juste un peu extravagant. Il avait décidé de mettre un terme à tous les moyens de communication superficiels, ce qui incluait après les diverses formes de langages, toutes les machines et médias électriques ou électroniques.
Constant, c’était son prénom et aussi le mot qui résumait le mieux sa vie. Constant dans l’effort mais aussi dans l’échec. Il devait être de ceux qui avaient mis le plus d’énergie dans leur réussite et aussi de ceux qui avaient le plus échoué. Cette fois-ci, il ne pouvait faillir. Son premier instant de grâce avait été celui de la révélation, le second serait celui de la réussite. En fouinant à droite et à gauche, dans les bibliothèques, sur internet, en assistant à des conférences, il s’était constitué un réseau d’information conséquent qui lui permettait d’entrevoir une fin possible pour son projet titanesque. Cela lui avait prit quelques années, pendant lesquelles il n’avait rien lâché et surtout tout sacrifié au bénéfice de ses idées incongrues.
Contre toute attente, il était arrivé à un résultat. Ce n’était pas encore vraiment au point mais au fond d’une vieille grange, dans laquelle il avait du investir pour se cacher du monde extérieur, il avait réussi à monter un appareil capable de rendre muet des grenouilles. Pour célébrer cette avancée, il en avait dégusté les cuisses assaisonnées avec une persillade maison. Il n’était pas pour le gaspillage et chaque effort devait être justement compensé. La suite s’avérait un peu plus complexe. Il fallait au plus vite passer à l’expérimentation humaine. Les choses s’étaient alors gâtées. En effet, il avait voulu enlever une vieille dame «qui ne manquerait à personne» pour cette opération mais tout ne s’était pas déroulé comme prévu. Rien en fait n’était arrivé comme il l’aurait souhaité. Il s’était rendu dans un hospice du coin mais mal renseigné, il avait atterrit dans le quartier des vétérans, qui malgré leurs âges avancés et parfois le défaut d’un membre, était encore très vifs et surtout bien portés sur la gâchette.
Blessé, un peu découragé et surtout recherché, il se retrouvait encore plus seul qu’avant dans son coin de grange risible. Regardez comme il est ridicule, assis sur sa chaise usée de le porter, avec les pieds plongés dans une bassine d’eau chaude savonneuse, lui, plus frêle que pâle à force de baigner dans cette obscurité sordide. Il vous entend penser, il peut sentir que vous le plaignez. Il n’en a pas besoin, il va réussir et changer les choses ! Alors, comme s’il avait senti une force externe et inconnue le pousser de son trône amer de solitude, il s’était redressé et avait lancé les préparatifs pour l’expérimentation humaine. Il allait le faire sur lui. Il n’avait plus rien à perdre de toute façon et si il devait se défaire de la parole pour ça, c’était plutôt un don de son point de vue. Quand il aurait réussi, il trouverait un moyen d’étendre le champ d’action de sa machine à l’immensité terrestre. Le tout couplé à la propagation d’une onde électromagnétique pour griller tout système électrique et le tour serait joué. Ce n’était pas encore là une mince affaire mais il avait l’espoir et contre ça, personne ne pouvait rien.
Il démarra sa machine. Des gerbes d’étincelles perlaient de tous les côtés. Le déclenchement de chaque circuit occasionnait l’apparition d’un nouveau tableau de couleurs. Ça pétaradait dans tous les sens et les murs de bois de la grange faisaient écho à cette oraison scintillante. Il s’installa à l’intérieur. Autour de lui, de la lumière fusait de tous les côtés. Il était au cœur d’une symphonie picturale et flamboyante. La machine était maintenant à sa puissance maximale, c’était comme un tremblement de terre fait d’éclairs et de bruits. Une éruption volcanique déclenchée par les délires pittoresques d’un jeune idéaliste passionné et dément, c’était un véritable feu d’artifice.
Et le bouquet final, il était coloré, criard, d’un genre douteux. C’était le dernier. Celui qu’on attendait pas, pas maintenant. Il était déposé sur lui à la va-vite, car personne n’était venu le réclamer et lui non plus d’ailleurs. On l’avait retrouvé quelques jours plus tôt, dans un tas de ferrailles, un genre de medley entre un four à micro-onde, des résistances de réfrigérateurs, des restes d’ordinateurs des années 80-90 et quelques pièces volées dans une casse automobile. Sa machine énigmatique l’avait bel et bien rendu muet, et pour longtemps. On savait qu’il était recherché pour tapage nocturne dans un hospice du coin, mais de lui ou de ses intentions on ne savait rien. C’était certainement un défaut de communication. Aucunes notes, la seule chose qu’il avait laissé derrière lui était une question : pourquoi ?
(crédit photo : Toadsmoothy2)